Pagayer au rythme des marées


Récit d’un périple en kayak de mer de Montréal jusqu’aux Bergeronnes par Loeiz Patte et Philippe Toussaint du 2 au 16 mai 2008






Texte par : Philippe Toussaint, mai 2008

Photos par : Loeiz Patte et Philippe Toussaint



La première fois que l’idée a effleuré notre esprit, c’était en février dernier, alors qu’un épais manteau blanc recouvrait le paysage québécois. Le projet : parcourir le fleuve St-Laurent, icône du paysage québécois, de Montréal jusqu’aux Bergeronnes, un peu en aval de la rivière Saguenay. Total du parcours : environ 500 kilomètres. Comme première sortie de l’année, nous aurions pu trouver plus simple : naviguer sur ces eaux glaciales, en mai de surcroît, alors que vents et marées sont à leur apogée? Pour nous, le choix était pourtant tout naturel : tel un pèlerinage, nous allions suivre l’eau de fonte des neiges coulant doucement vers l’océan, accompagnant du même coup les oies blanches dans leur migration. Quelle excellente manière de saluer l’arrivée de la saison estivale!


Début avril : les bases de l’expédition étant jetées, tout reste maintenant à faire. À commencer par la planification, car celle-ci représente le cœur d’une expédition réussie. Il faut penser à tout, et déjà, certains choix s’imposent, espace oblige. Côté nourriture, question de réduire le volume au maximum, nous optons pour faire un ravitaillement à mi-parcours, c’est-à-dire à St-Jean-Port-Joli, à la résidence de mes parents. Nous utiliserons le feu autant que possible pour cuisiner et n’emportons donc que quatre litres de combustible (naphte) avec nous. Et sur un cours d’eau habité comme le St-Laurent, une contrainte supplémentaire s’impose : l’eau potable. Il est hors de question pour nous de boire l’eau du fleuve ou des cours d’eau environnants. Nous pourrons bien sûr nous ravitailler chez les riverains en cours de route, mais pour réduire les arrêts "obligés" au maximum, nous en transporterons dix litres chacun.


C’est ainsi que nous nous retrouvons, par ce bel après-midi ensoleillé du 2 mai 2008, dans le parc de Belle-Rive, dans l’est de l’île de Montréal, prêts pour le départ. Tout au fond de ce beau parc riverain se trouve une petite plage facilement accessible et idéale pour la mise à l’eau. Lorsque nous commençons à y étaler notre cargaison, nos deux kayaks (un Capella de P&H et un Baffin de Boréal Design) paraissent bien petits au beau milieu de tout cela. Presque par miracle, nous parvenons tant bien que mal à tout charger sans rien laisser derrière. Comme quoi au point de vue du rangement, un kayak de mer, c’est comme un trou sans fond! C’est finalement vers le milieu de l’après-midi que nous levons l’ancre, sous le regard de quelques curieux.




Nous profitons des deux premières journées de notre périple pour trouver notre rythme et apprivoiser notre embarcation. Sur cette section, nous empruntons la voie maritime et croisons au passage plusieurs navires chargés de montagnes de conteneurs. Quelle sensation que de pagayer si près de ces monstres trans-océaniques! Au fur et à mesure que nous avançons, notre rythme s’accélère, ce qui fait que nous passons de 22 petits kilomètres parcourus la première journée à plus de cinquante la seconde, atteignant Sorel au passage. Le coup d’oeil du large nous permet de constater l’ampleur industrielle de cette ville assez méconnue des Québécois (probablement dû à son éloignement de l’autoroute 20). Nous apprécions l’opportunité (obligés que nous sommes pour une fois) d’observer ces paysages que l’on dirait tout droit sortis de la révolution industrielle! Mais juste au-dessus de nous, les hordes d’oies blanches qui nous survolent nous rappellent que là, pas si loin devant nous, un milieu beaucoup plus naturel nous attend.




Vient ensuite la traversée du fameux Lac St-Pierre, entre Sorel et Trois-Rivières, sous la pluie, le vent et le brouillard : cette étape se révèlera une des grandes épreuves de notre voyage. En ce printemps 2008, les berges du lac sont inondées, ce qui élimine pratiquement toute possibilité d’un arrêt sur la terre ferme, élément salutaire pour les jambes de tout kayakiste. Le paysage est surréaliste, saisissant : nous pagayons au-dessus des routes, à travers les chalets noyés par le lac et les maisons mobiles devenues maisons flottantes l’instant d’une crue, puis accostons finalement à la galerie d’un chalet pour prendre une pause bien méritée. Plus tard, à la recherche d’un lopin de terre émergeant de l’eau pour casser la croûte, nous pagayons à travers les arbres et les champs de maïs envahis par les eaux du lac, mais en vain : nous décidons de manger à bord de nos kayaks, au beau milieu d’une érablière inondée, entourés de chaudières d’eau d’érable. Nul doute que cette vision pour le moins inhabituelle restera gravée dans nos mémoires!



À partir de Trois-Rivières, le paysage change et les basses-terres font place à un relief plus prononcé. Notre rythme est devenu très rapide, et pour cause : l’effet des marées débute à cet endroit, et nous en profitons au maximum en partant avec la marée baissante le matin et en arrêtant lorsqu’elle recommence à monter. Enfin, de la vraie navigation! Le nouveau défi est de trouver un campement adéquat, à l’abri des marées. Rien n’est prévu d’avance, ce qui ajoute à l’aventure! Nous l’apprenons d’ailleurs à nos dépends peu de temps après. Confortablement installés pour la nuit sur une superbe plage près de Deschaillons, nous nous voyons forcés par une marée plus intense que prévue de déménager nos pénates en catastrophe sur le haut d’une falaise. Leçon retenue : ne jamais sous-estimer les grandes marées du printemps!




Les régions de Lotbinière et de Portneuf abritent certains des plus beaux villages du Québec, et nous profitons de notre situation privilégiée au centre du fleuve pour observer les deux rives simultanément. Déjà, au loin, nous apercevons le Pont de Québec, qui constitue pour nous une source de motivation appréciable. On nous avait parlé de rapides juste après le Pont de Québec, mais nous n’y croyions pas vraiment…à tort! Le fleuve rétrécit beaucoup à cet endroit, ce qui crée un courant vif, si bien que nous nous retrouvons, bien malgré nous, à surfer sur les petites vagues juste après le pont. Et tout ça chargés comme des mules…ouf! Pour nous remettre de nos émotions, nous dînons sur la superbe pointe de Lévis, face au Château Frontenac, tout en jasant avec les passants sur la piste cyclable juste derrière. C’est ce qui est agréable de pagayer sur le fleuve : on peut passer 3 jours à dormir dans des endroits sauvages, sans croiser personne, puis quand on le désire, on entre un peu dans la civilisation et on socialise. Le meilleur des deux mondes quoi!



Sur la Côte-sud, entre Québec et St-Jean-Port-Joli, les choses se compliquent un peu. La pluie, les forts vents de dos et de côté, puis les battures et les baies peu profondes et boueuses nous donnent du fil a retordre : dans la baie de Montmagny, nous pagayons à au moins 3 kilomètres du rivage et pourtant, il n’y a qu’une trentaine de centimètres d’eau sous notre kayak. Au moins, nos amies les oies blanches nous suivent toujours, comme pour nous encourager (c’est ce que nous voulons bien croire à tout le moins!). Et puis, au large, une myriade d’îles agrémente le paysage : la Grosse Ile, l’île aux Grues, pour n’en nommer que quelques unes.





Finalement, nous arrivons à St-Jean-Port-Joli, notre étape de " mi-parcours psychologique ", en fin de matinée le huitième jour, et le beau temps est de retour pour nous y accueillir. Nous y passons une journée et demie de repos bien mérité, durant lesquelles nous en profitons pour refaire des provisions, effectuer quelques petites réparations, et bien sûr relaxer! Nous prenons bien soin par contre de ne pas dormir au chaud, question de ne pas trop prendre goût au confort!





Nous avions prévu traverser le fleuve à partir de St-Jean-Port-Joli vers Cap-Aux-Oies, sur la rive nord du St-Laurent, mais deux jours de grands vents (30 à 40 Km/h du nord-est) nous y font renoncer. Question de temps mais surtout de sécurité (on ne précipite pas une traversée du fleuve d’une trentaine de kilomètres), nous optons pour transporter notre matériel par la route (avec l’aide de mon père) jusqu’à Cap-Aux-Oies, d’où nous poursuivrons notre chemin.





Côté navigation, nous avons vite fait de réaliser que la rive nord du St-Laurent est bien différente de la rive sud. L’eau est plus froide, plus profonde, et les vagues sont plus grosses. Mais surtout, si, entre Montréal et Québec, le courant est pratiquement linéaire, ici, les courants sont si complexes qu’ils ressemblent plutôt à une toile d’araignée. Voilà pourquoi nous avons prévu des journées beaucoup moins chargées pour cette seconde portion du périple. Sage décision : notre première journée dans Charlevoix, " égayée " de vents du nord-est de 30 à 50 Km/h, se solde par une distance de seulement 15 kilomètres parcourus entre Cap-Aux-Oies et Cap Sain, juste avant Pointe-Au-Pic. Dure journée! Certaines endroits s’avèrent tout simplement infranchissables, vu les vagues croisées de 1 à 2 mètres qui y persistent. Petit moment de réjouissances au milieu de toutes ces difficultés : Noël, un pêcheur de caplan très sympathique, transporte nos kayaks à l’aide de son véhicule tout-terrain de l’autre côté d’une pointe périlleuse (Pointe du Père), nous permettant ainsi de poursuivre notre route. Une belle rencontre qui nous redonne de l’énergie!



Le lendemain matin, nous sommes debout aux aurores pour écouter le radio météo, inséparable compagnon du navigateur. Le bon samaritain est passé : pour la première fois en cinq jours, les prévisions font état de vents faibles. Motivés à bloc, nous nous offrons une journée d’une cinquantaine de kilomètres, admirant au passage les paysages de Port-Au-Saumon et Port-Au-Persil, véritables icônes de Charlevoix. Le clou incontestable de la journée (et peut-être du voyage en entier) reste cependant cette traversée de Pointe-Au-Pic à Cap-à-L’Aigle. Pendant plus d’une heure, un groupe d’une vingtaine de bélugas nous escorte, faisant fréquemment surface à quelques mètres de nos kayaks. Deux veaux (petits bélugas), plus téméraires que leurs aînés, se paient même le luxe de venir flirter avec la poupe de nos kayaks, comme pour jouer avec nous : quelle expérience inoubliable! Ce soir-là, nous élisons domicile dans un endroit accessible uniquement par l’eau mais qui vaut le détour : la magnifique Anse Au Bâtiment, un peu après Saint-Siméon. Nous savourons les derniers instants de cette journée en cuisinant sur le feu de camp. Un mystère persiste cependant: mais où se trouve donc ce fameux bâtiment?





Le voyage va bon train et l’imminence du Saguenay amène avec elle une diversité faunique impressionnante : petits pingouins, phoques (gris et communs) et bélugas ont remplacé les oies blanches, qui semblent préférer les faibles profondeurs de la rive sud pour se nourrir. La fin du périple approche, mais l’étape qui s’avèrera être une des plus difficiles de notre voyage reste à franchir : la traversée du Saguenay à son embouchure. À première vue, rien de problématique : des milliers de personnes l’ont fait sans broncher. Mais voilà : prenez le courant naturel du Saguenay, ajoutez y les deux plus fortes heures de marée descendante, puis, soudain, au beau milieu de la traversée, un vent de l’est qui se met à souffler à 30 Km/h, et les quelques kilomètres qui nous séparent de l’autre rive semblent subitement beaucoup plus distants! Tellement qu’après un bon 45 minutes d’efforts soutenus et plusieurs milliers de coups de pagaie, nous parvenons finalement sur l’autre rive…totalement exténués! Nous utilisons le peu d’énergie qu’il nous reste pour rejoindre la plage ou nous dormirons ce soir. La morale de cette histoire : le Saguenay, ça se traverse par temps calme, à marée montante, point final!



Le décompte final est commencé. Autant nous avions débuté l’expédition en lion, dévorant les kilomètres entre Montréal et Québec, autant nous souhaitons le terminer tranquillement. Deux jours, c’est le temps que nous nous accordons pour parcourir les quelques 35 kilomètres qui nous séparent de l’arrivée. Deux journées, donc, à explorer toutes les petites baies dans leurs moindres recoins, à scruter l’horizon à la recherche des rorquals et autres mammifères marins, et surtout, deux jours à simplement prendre le temps. Car si toute expédition naît d’une soif de dépassement, elle comporte néanmoins un désir de découvrir, d’explorer, de prendre le pouls des endroits que l’on croise. Cette pensée, nous nous ferons un devoir de l’appliquer de notre départ de Tadoussac jusqu’à notre arrivée à l’Anse à la Cave, aux Grandes-Bergeronnes, où nous posons pied le 16 mai 2008, fatigués mais surtout fiers d’avoir mené à terme une telle expédition.








Table des distances

Jour 1 : 21.75 Km
Jour 2 : 50.5 Km
Jour 3 : 46.5 Km
Jour 4 : 63 Km
Jour 5 : 52 Km
Jour 6 : 68.5 Km
Jour 7 : 39 Km
Jour 8 : 26 Km
Jour 9 : -------
Jour 10 : ------
Jour 11 : 15 Km
Jour 12 : 50 Km
Jour 13 : 32 Km
Jour 14 : 20 Km
Jour 15 : 14 Km




Total: 498.25 Km

Commentaires

Eric Dufresne a dit…
Bravo!!!
Vraiment bien ton blogue, c'est agréable à lire et les photos sont très belles!
Je poursuivrai la lecture de la version "non censurée" pendant une prochaine pause.
Je suis pas mal fière d'avoir un frère "grand explorateur";-)
Rosalie (publié avec le nom d'utilisateur d'Éric!)
Nell a dit…
Wow. Ce blog est superbe!

Quelle belle plume et que dire des photos. Ce périple à du être vraiment incroyable!

Merci de partager cela...

Au plaisir =)
Nellyxx
Chilco a dit…
Félicitations pour votre exploit et le récit est captivant du début à la fin.

J'ai fait ce voyage en 2007 avec en tête ce même goût pour l'aventure et la découverte de notre littorale côtier.

Pierre (Chilco) Roy
Expédition T.R./Forestville 2007
Expédition Forestville/Îles Îlets boisée 2008

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